Le management intergénérationnel: une illusion qui coûte cher
Séverine Felley, Consultante pour une performance et un environnement de travail durables ; expertise RH, anc. membre comités de direction, Psychologue du Travail & des Organisations (FSP).
Les générations au travail font l’objet de nombreux débats. Mais derrière les stéréotypes et les étiquettes, que disent vraiment les recherches ? Et si, au lieu de segmenter, on apprenait à mieux coopérer ?
Gen Z, Gen Y, du vent tout cela ?
Des portraits séduisants, mais trompeurs
On parle souvent des générations au travail comme de mondes séparés :
les baby-boomers loyaux et rigoureux, les X pragmatiques, les Y en quête de sens et les Z insaisissables.
Ces portraits, séduisants par leur simplicité, s’imposent dans les médias et les discours managériaux.
Ils donnent l’illusion de clés de lecture universelles.
Mais derrière ces étiquettes se cache une réalité bien plus nuancée.
Un concept ancien, popularisé par les médias
Le mot génération vient du latin generatio, qui désignait à l’origine la filiation, la succession naturelle entre parents et enfants.
Il faudra attendre le début du XXᵉ siècle pour qu’il prenne un sens sociologique, notamment grâce au travail de Karl Mannheim (1928), qui le définit comme un groupe d’individus liés par des expériences historiques et culturelles communes.
Autrement dit, une génération n’est pas seulement une question d’âge, mais une expérience collective : celle d’avoir été façonné par le même monde.
C’est après la Seconde Guerre mondiale que le concept prend son essor médiatique, avec la fameuse génération des baby-boomers. Aux États-Unis, puis en Europe, l’explosion des naissances entre 1945 et 1964 symbolise une ère de renouveau, d’optimisme et de croissance.
Les chercheurs, le marketing et les sociologues s’emparent du phénomène, inaugurant une nouvelle manière de penser les rapports sociaux — à travers des cohortes générationnelles.
Générations : les limites d’un modèle séduisant
Les classifications générationnelles ont pourtant leurs pièges.
Elles reposent sur des frontières arbitraires (1980 : génération X ; 1981 : génération Y — vraiment si différents ?) et confondent souvent effet d’âge, d’époque et de génération.
Les comportements évoluent naturellement au fil du cycle de vie : besoin de flexibilité, recherche de stabilité, tolérance au risque,…
Ce que l’on attribue parfois aux “jeunes d’aujourd’hui” relève souvent de la jeunesse elle-même. Il est bon de se rappeler que l’âge est avant tout un processus biologique. Avec le temps, ces attitudes et les priorités évoluent.
«Les anciens ont généralement oubliés qu’ils ont été jeunes, ou ils oublient qu’ils sont vieux, et les jeunes ne comprennent jamais qu’ils peuvent devenir vieux» (Kurt Tucholsky)
Les recherches montrent deux constats solides :
Les écarts au sein d’une même génération sont plus importants que ceux entre les générations (D.P. Costanza et al., (2023) , Are generations a useful concept ?, ActaPsy, https://doi.org/10.1016/j.actpsy.2023.104059
Les valeurs évoluent avec le temps : ce que l’on observe chez les jeunes aujourd’hui tient souvent davantage à une phase de vie qu’à une identité générationnelle.
Cette simplification finit par masquer l’essentiel : la réalité de nos différences individuelles dont les origines sont bien plus complexes que notre année de naissance.
Et ne nous voilons pas la face, ces catégorisations offrent de vastes opportunités d’affaires : combien d’ouvrages, de séminaires, de consulting sur le management intergénérationnel pour proposer des solutions à un problème mal défini ?
Des silos qui nuisent à la coopération
Le risque, lorsqu’on parle trop de générations, est de figer les individus dans des cases. Ces catégories peuvent devenir de véritables silos :
On s’adresse aux “jeunes” comme à des êtres instables et exigeants ;
On considère les “seniors” comme rigides ou réfractaires au changement ;
On oublie tout ce qu’ils partagent : le besoin de reconnaissance, de sens et d’utilité.
Ces stéréotypes, même bien intentionnés, peuvent créer des prophéties auto-réalisantes : si l’on considère qu’une génération est “moins motivée” ou “moins capable de s’engager”, on finit par la gérer différemment — avec moins de confiance ou de responsabilités — et donc à produire le comportement que l’on redoutait.
Le regard qu’on pose sur l’autre influence ensuite ses comportements.
Cultiver la diversité plutôt que les différences
Plutôt que d’opposer les générations, l’enjeu consiste à valoriser la diversité des parcours, des âges et des expériences.
Chacune et chacun, selon son histoire et son regard, apporte une perspective précieuse sur le travail :
la mémoire et la stabilité des uns ;
la créativité et la remise en question des autres.
Cette complémentarité nourrit l’évolution des organisations, qui reposent souvent sur un équilibre subtil entre continuité et innovation.
La diversité des âges n’est donc pas un obstacle à gérer, mais une ressource à cultiver — à condition d’en faire une source d’apprentissage collectif plutôt qu’un motif de division.
Changer de regard pour mieux coopérer
Et puisque les études démontrent qu’il y a plus de différences au sein d’une même génération qu’entre générations, il est plus fécond de s’interroger sur ce qui facilite la coopération entre les individus, indépendamment de leur année de naissance.
Rappeler cela, c’est remettre au centre ce qui relie : le travail comme espace de coopération, d’échange et de sens partagé.
La performance durable naît de cette capacité à articuler les différences sans les opposer, et à créer des espaces où chacune et chacun peut se sentir utile, reconnu et acteur.
C’est dans cette alliance que se construit la performance collective et durable.